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    Ce texte est long, certes, mais il évoque toute l'histoire de ma carrière de chauffeur routier, avec les joies, les peines, les désillusions, les pétages de plomb, les actes de camaraderie de gens rencontrés sur la route, la solitude ou les pires horreurs qu'on m'ait lancé à la gueule. A vous de juger.

     

    Troll chez les Routiers - Mes mémoires de camionneur. Brut de décoffrage, sans violence, sans haine, sans regrets.

     

     

    Tout d'abord, il fallait bien une solide formation. C'est ainsi qu'après 3 mois de démarches, au printemps 2007, mon permis B fraîchement obtenu, j'étais inscrit en CAP Conduite Routière en un an, option Citerne et ADR, dans un centre de formation d’apprentis du nord Isère. J'ai aussitôt entamé ma quête d'un maître d'apprentissage. Et, même bien habillé, je sentais le poids du regard d'un futur employeur potentiel sur ma tête de Troll. Les refus ont été nombreux, le « classement vertical » du CV aussi, je suppose. Notons quand même une certaine sympathie de la part de ce patron Grenoblois, qui tenait une société de forages et de carottages : il cherchait un chauffeur permis C pour déplacer son énorme machine, et non un apprenti. Mais il ne m'a pas laissé partir sans appeler quelques collègues pour demander s'ils cherchaient un apprenti, on ne sait jamais. Je le remercie encore, il se reconnaîtra.



    Un beau jour, je me baladais dans les environs du centre commercial Géant à Fontaine (38), quand j'ai vu un bel ensemble sortir d'un terrain grillagé. C'était un Mercedes Axor bleu, accompagné d'une citerne qui devait avoir des « heures de vol », comme on dit. Le camion présentait un symbole ressemblant à un trident dans un cercle sur ses portes, et un acronyme que les routiers connaissent bien en gros sur la calandre et sur la citerne. Je me suis dit :  « voilà ce que je veux conduire une fois l'examen obtenu. » Ainsi, j'ai passé la porte, et, coup de bol incroyable, je suis tombé sur le responsable de l'agence. Il a pris bien volontiers mon CV, et trois jours plus tard, j'obtenais un entretien.

     

    J'ai été engagé comme apprenti sans problèmes, malgré mon âge « avancé » à l'époque (21 ans). Je brûlais d'impatience de commencer enfin ma nouvelle vie professionnelle, au bout de 2 ans déjà de galères, entre la Marine Nationale et la batellerie, puis des petits boulots peu gratifiants que personne ne voulait… L'été avant mon entrée en formation a sans doute été le plus long de mon existence, jusqu'à maintenant. J'étais motivé comme jamais je ne l'ai été.


    Je n'ai pas grand-chose à dire sur la formation en elle même, à part que nous étions dans le Nord-Isère, avec des jeunes venant de toute la région, et même d'Auvergne. Tous des ruraux, j'étais le seul citadin. Et j'en ai souffert.

    A l'époque fortement engagé dans des mouvements politiques de gauche, et absolument idéaliste sur la vie que je voulais mener, je me suis retrouvé entouré de petits fachos de cambrousse, je ne me gêne pas pour le dire, ils auraient pu être des SA en culottes courtes dans les années 20 et 30. Le genre de con qui peste contre les Noirs et les Arabes, mais qui n'en a jamais vu dans son patelin… à part au journal de 20 heures, évidemment. Bien sûr, ces tristes sires veulent le retour de la peine de mort, le port d’armes pour tous, les homosexuels au bûcher… quand bien même ils écoutaient les « stars » de l'époque, souvent « issues de la diversité », et que les grains de leur café n’avaient pas poussé en Maurienne ou dans la vallée du Rhône.


    Moralement, j'ai morflé, j'ai même pensé quelquefois abandonner. Mais cela aurait été un échec de plus, et par la faute d'une bande d'abrutis, donc j'ai tenu bon. Cours de conduite bien sûr, mais aussi calculs des coûts de transport (on en a bouffé), mécanique moteur de base, lecture de cartes et itinéraires (bien pratique, en mille-pattes comme en camping-car ou en voiture), et même vie sociale et professionnelle (une grande spécialité des lycées pro), finalement, le cours où il y avait le plus de bordel. En juin 2008, j'ai obtenu mon CAP avec les honneurs, 15,65 de moyenne, la meilleure moyenne de ma vie à un examen !

     

     

    Immédiatement après la réception du nouveau permis, B, EB, C, EC… et des ADR correspondant à ce que je voulais faire, j'ai attaqué en intérim « chez les bleus »... Tout a commencé par ce qu'on appelait à l'époque le « relais Saillat ». Le but de la mission était de charger un conteneur citerne de chlorate de sodium à Jarrie, une substance comburante avec la consistance du sel de déneigement humide (justement, il fallait qu'il reste humide pour rester stable et transportable), et de l'emmener, via l'autoroute jusqu'à Mâcon puis la RCEA plein ouest, jusqu'à Saillat-sur-Vienne et sa célèbre papeterie.

     

    Le relais avec le chauffeur habitant Guéret et arrivant avec le conteneur vide de la veille devait se faire pendant l'heure de midi, dans un patelin nommé Dompierre-sur-Besbre. Et je l'ai fait pendant une semaine, découvrant ainsi la réalité du métier au volant. J'ai eu mes premières frayeurs, et mes premiers moments de joie, décuplés lorsque je croisais un collègue d'une autre agence : appels de phares, klaxon, petit salut. Comme pour te souhaiter bonne route et la prudence.



    Cela dit, j'ai rapidement réalisé grâce à un collègue de l'époque qui était affecté sur la toupie béton qu'on avait aussi, que la « maison bleue » m'avait pris pour un con, et dans les grandes longueurs. En effet, non contents de me faire déménager des cartons d'archives dans un local saturé de poussière (!) et de me faire taper des rapports idiots sur un PC… « Ah, vous avez un bac secrétariat, ça nous intéresse... », ils n’allaient me proposer que de l’intérim. Bah oui, pour 900 € par mois avec toutes les subventions possibles, ils n'avaient pas un apprenti chauffeur, mais un secrétaire, après tout, quand on peut se faire plaisir ...


    Et au lieu de me faire partir avec un chauffeur pour que je voie un dépotage ou un chargement, les responsables laissaient tout loisir aux deux mécanos de l'époque de me parler comme à du poisson pourri, sans parler du chef de la station de lavage : un jour, j'ai vraiment cru qu'il allait me casser la gueule, parce que j'avais du mal à manœuvrer sur sa putain de rampe d'accès.

     

    J'ai donc pris la décision de ne pas renouveler mon contrat d'intérim, et de demander mon solde. Ce qui fut fait aussitôt. Merci de m'avoir payé les permis et les ADR, camarades, je ne vais pas tarder à aller chez la concurrence …



    Depuis, j'imagine que cette agence a disparu corps et biens, déjà parce qu'elle était devenue un « parking fantôme » un an après mon départ, ensuite, parce qu'en ville, un stationnement aussi important de camions et citernes ADR… Ça passe mal, surtout avec des immeubles de standing en face, dans une communauté d’agglomération avec un maire « écolo », quand bien même il fait abattre des platanes centenaires. On ne refera pas les cons, encore moins pour l’écologie… pardon, le « développement durable », grande réussite de la connerie bureaucratique et politique, agrémentée de subventions mégalomanes, politique appliquée aux pires pollueurs du monde encore vivable, leur permettant de « nettoyer par le vert » une autoroute inutile mais hors de prix, un nouvel aéroport doublon, ou pire, une centrale nucléaire. « Énergie propre et renouvelable », le nucléaire ? Allez dire ça aux populations évacuées d’une certaine ville portant le nom de PRIPYAT, 2000 kilomètres à l’est de chez nous. Mais attendez-vous à vous faire botter le cul... à grands renforts d’injures en Ukrainien. Eh oui.

     
    J'ai postulé dans une autre société de transports en citerne qui avait son agence au Fontanil-Cornillon, refus poli et courtois (depuis plusieurs années, les chauffeurs Français ne font que les chargements et dépotages sur la région, et emmener les containers à charger sur le train de fret combiné à Lyon-Gerland ou à Aiton, les Polonais prennent tous les voyages de plus de 200 km, à ce que j'ai compris…)



    Après tout, c'est du boulot basique de chauffeur qu'il me faut, ni plus ni moins. Je me suis donc présenté à la première boîte de transport que j'ai repéré en revenant : une PME de transport express. J'ai tenu dix jours. Imaginez, amis Grenoblois, un 19 tonnes des années 80 tourner dans les rues du centre ville à la recherche de l'entrée « livraisons » des Galeries Lafayette, le tout pour livrer deux obscures palettes de sol à monter en bois tropical … 
    Je suis désolé, en 3,5 tonnes c'est possible, pas en 19 tonnes, avec des poteaux anti-stationnement dans une rue étroite. Et en courbe, c'est particulièrement marrant.

     
    Même le Savoyard en 19 tonnes frigorifique qui livrait Mac Do à quelques encablures de là se faisait moins chier que moi, il n'avait qu'à reculer en marche arrière sur la place, puis ouvrir ses portes et mettre son hayon pour livrer les chariots de surgelés. Encore que lui livre juste avant le début du service des trams de Grenoble, ce qui aide pas mal. Ensuite, ce fut une belle connerie chez un célèbre constructeur de téléphériques et équipements de ce genre, pour la livraison de deux poulies : allez dépoiler un 19 tonnes bâché, option « verrous rouillés et pas de matos », quand le formateur que vous avez eu pendant un an ne vous a jamais montré comment faire ! Je me suis donc retrouvé à chercher toutes les solutions possibles avec une pauvre barre de fer dégotée dans le coffre à outils du camion, en tout cas, les caristes autour se marraient bien de ma poisse… Merci, non vraiment, c’est sympa.

     

    Le coup de grâce a été un vendredi après midi. Alors que je suis à vide et que j'appelle le dispatch pour savoir ce que je dois faire (rentrer au dépôt, ou pas), il m'a dit « Tu vas au magasin Meubles Machin à St-Égrève, pour charger un transfert industriel ». Je sentais le plan à la con arriver, ça n'a pas loupé, c'est une compétence de flair que j'ai appris à entretenir pendant ma courte carrière, et c’est utile.



    Impossible de charger les palettes d'ameublement, filmées, mais ça ne servait à rien, vu la pente, tout se cassait la gueule... sans bourrer en faisant prendre 50,000 bornes à l'embrayage du Mercedes SK, en marche arrière dans une montée en courbe, évidemment. Bon, on se débrouille comme on peut avec leurs trans-palettes et mon demi-hayon (authentique) dont personne ne m'avait expliqué le fonctionnement, bien sûr. « Eh le nouveau, démerde toi connard, et bouge ta viande ! » Telle aurait pu être leur philosophie de travail. Mais la cerise sur le gâteau allait arriver : un chauffeur d'autoroute d'une grande boîte vendéenne, se gare tant bien que mal sur l'allée que je dois prendre pour repartir… et se met en coupure.

     

    J'essaie de négocier, Monsieur ne veut pas bouger, alors que je suis prêt à partir pour Valence (comme s'il ne pouvait pas faire sa coupure ailleurs, genre à l'aire de l'île Rose, ou sur un parking de café-restaurant ou autre dans la zone industrielle et commerciale ? Bien évidemment que non.)



    Ma foi, on fait les papiers en bonne et due forme (carnet de mini lettres de voiture…) et en avant. Manque de pot, le chauffeur d'autoroute bloque plus ou moins, même carrément, la moitié de la voie de sortie, alors je propose au chef déménageur qui m'accompagne « d'aller faire un petit tour sur l'herbe » pour pouvoir me dégager. Mal m'en a pris, j'avais soudainement oublié (la chaleur sans doute) le porte à faux arrière du Mercedes. Et CRAC, une malheureuse pièce de porte en aluminium pétée sur la semi de l'autre con. Merde alors. Là, je sors le constat, et laisse le chef et les déménageurs essayer de calmer le vieux haineux qui ne cesse de proférer insultes et imprécations innommables. Bah oui, il a peur qu'un jeune con comme moi lui pique un jour sa place, c'est sûr… Rien à treuf’, on part vers 19h15 de la zone industrielle. Je conduis du mieux que je peux, mais le cœur n'y est plus, vous vous en doutez. Sur l'autoroute pour aller à Valence (ZI de Chabeuil), arrive un truc auquel je ne m'attendais pas. Le camion ralentit soudain, semble déclencher tout seul la commande au pied du ralentisseur sur échappement, le voyant moteur s'allume, puis ça repart à 90 en fumant comme pas possible à l’échappement. Je suis en nage, je me liquéfie, je commence à jurer comme un charretier et à trembler dans tous les sens, et le chef déménageur tente de me rassurer en disant « si ça le refait, reste à droite, mets tes warning… et continue ».

     
    20h30, nous arrivons enfin à l'endroit de la livraison. A part toutes les palettes de planches en bois qui se cassent la gueule les unes après les autres, ça va pas trop mal. Les mecs sont une bonne dizaine, et compétents, donc ils se proposent pour aider, et ça marche pas mal, finalement. On estime qu'avec un gars de plus muni d’un tire-palettes, ça ira bien, pour que je puisse manœuvrer le demi hayon. Le chef déménageur me propose de prendre 10 minutes pour que je mange les sandwichs achetés en route, et surtout que je boive un coup d'eau. OK, merci c'est cool.

     

    Alors que j'ai quasiment fini de livrer, arrive… le chauffeur d'autoroute, tout rigolard de me voir galérer, suer sang et eau, et trembler comme une feuille. Évidemment, il préfère nous parler de ses souvenirs de Roumanie et de Pologne plutôt que de venir donner la main. Aujourd'hui encore, je le maudis… Bref, je suis libéré, je peux repartir, mais j'étais quasiment hors amplitude. J'appelle le chef, qui est encore au bureau, il me dit « Fais ta coupure de nuit sur l'aire la plus proche et demain matin, tu remontes par la nationale, côté St Quentin sur Isère. » C'est ainsi que je me retrouve sur un parking désert de station automatique, abandonné par Dieu et les hommes, sans toilettes, sans douche bien sûr, et investi par nos amis les moustiques. Il fait encore 23 degrés dehors, la nuit va être longue… Je n'ai d'ailleurs pas dormi plus de trois heures. Si c’est ça, le transport routier ... Eh bin putain !

     

    Donc, le lendemain, je reprends la nationale vers Grenoble, et là, je me rends compte qu'on prend vraiment les routiers pour des cons. Même à 8h30 du matin, sur une route pourtant fréquentée, pas de quoi prendre un café, un croissant ou une douche. Ne parlons pas de toilettes… Tous les restos « Routiers » sont fermés. Pas un troquet, pas une boulangerie d'ouverte, que dalle. En plein samedi, en plein été, sur un axe qui dessert aussi bien depuis Valence que depuis Grenoble, les grottes de Choranche, St Jean en Royans, tout le nord du Vercors et autres coins touristiques. « Tu as faim ? Mange tes doigts ! Tu as soif ? Bois ta pisse ! » Quant à mon contrat avec la boîte, j'ai encore fait une livraison pour eux, puis je me suis barré, épuisé nerveusement, sentant le renard, la boule au ventre, et je me demande encore comment je n'ai pas eu d'accident en voiture, en rentrant à l'appartement familial…

     
    Une semaine plus tard (vu le chaud et froid lors de la dernière mission, j'avais chopé une belle trachéite), je me suis remis en quête de boulot. Alors, direction le marché de gros de Grenoble, chez *** (vaut mieux ne pas leur faire de pub), un grossiste en fruits et légumes frais, qui assure leur déchargement d'une semi quotidienne à partir de 01h20 du matin, et la livraison en Isère et Savoie par de petits camions 12 tonnes.

     

     

    Pas grand-chose à dire, à part que les mecs étaient désagréables au possible, convaincus de leur supériorité et de leur statut de « King of the road » alors qu'ils roulaient en Mercedes Atego, en Volvo FL6 ancien ou en Iveco Eurocargo … Allez comprendre. Là encore, j'ai tenu une semaine, envoyé ch*** par l'abruti qui tenait lieu de chef de quai, qui s'est énervé sur moi. Sans raison valable, ça fait toujours plaisir à 4h du matin, si j’avais su, j’aurai dormi plus tard, camarade. Mais ce n’est pas tout, car il s'est mélangé les pinceaux : en fait, il a fait la confusion entre le marché d'Albertville où je n'avais rien à foutre, vu que c'était pas le même jour, et celui d'Aiguebelle où il fallait réellement que j'aille livrer au maraîcher… Pour nos amis Mauriennais, imaginez que je suis arrivé 3/4 d'heure en retard au vrai lieu de livraison, après avoir cherché le marché d'Albertville un peu partout « par là bas à travers », qui n’avait pas lieu ce jour-là … On ne m'y reprendra plus. Donc, à nouveau chômeur … Je vaux mieux que ça.

     

    Eh bien ça n'est pas grave, allons tester « le transfert de fret industriel régional »… Une meilleure appellation que celle de « transporteur véreux qui remplace les chauffeurs F par des RO ou des PL... » Vous voyez ce que je veux dire. J'étais donc dans une ancienne maison aux lettres vertes, rachetée par un Danois, puis par la maison rouge. Non, pas Charles André, ni les pompiers, l'autre … Donc, ce fut une quinzaine de jours pleine de surprises variées. Par exemple, ce chargement dans une usine vieillotte, à Chambéry, des trucs bizarres en métal sombre sur une palette… « Une cloche ? » demandais-je au chef de quai. Et le voilà mort de rire. « Mais non mon gars, c'est un moule technique pour une fonderie ! » Si tu le dis, camarade, si tu le dis...



    Rien à treuf' finalement, l'essentiel est que je le ramène, avec ses semblables, à la plate-forme en bon état, et le camion aussi. Une parenthèse tout à fait croustillante sur la plate-forme en question : il faut savoir que l'espace de manœuvres des camions était tellement exigu que nous n'avions que 5 mètres, camion et semi attelés, entre le nez du tracteur et le portail… lequel portail, sur 50 % de la longueur, était complété par un beau mur...

     

    Après, s'ils ne voulaient pas deux rayures sur leurs « magnifiques semis » (datant probablement du début des années 90, ça passe sans doute aux Mines avec une bouteille de pastis, on ne sait pas…), il ne fallait pas qu’ils embauchent un débutant, mais plutôt H.M. Murdock « Looping » de l'Agence Tous Risques aux commandes d'un hélico Sikorsky spécialisé dans le transport aérien de charges lourdes ! Deux constats en 15 jours, je me suis lâché. Ils m'ont viré comme un malpropre, eh bien, allez donc vous faire licencier par vos nouveaux patrons, pour « la fluidité et la rentabilité +++ N+2 », comme ils disent. Fin du match. Là, j’ai pensé, et même sans doute ma voix l’a dit sans que je m’en rende compte en retournant à ma voiture, « j’emmerde les bureaucrates du transport routier ».

     

    La crise économique, partie des USA avec leurs emprunts toxiques, leurs obligations pourries, était révélée ces jours ci, justement (septembre 2008), ils chiaient dans leur froc (comme disait Groland), donc bon, je ne savais pas si j'allais trouver quelque chose après, mais c'est en cherchant qu'on trouve ! Alors, me voilà parti pour éplucher le Pôle Emploi et autres. Une boîte de recyclage de papiers et cartons bien connue sur la région m'appelle, me propose un entretien, pourquoi pas, ça fera une ligne de plus à mon CV, et surtout en camion-remorque à l’ancienne, c'est pas inintéressant. Ouais, sauf que quand j'ai vu le rapport entre le salaire et les heures… Ah désolé camarade, mais 1300 € brut pour 170h par mois, ça va pas du tout le faire ! Et, tiens, ah bah ça c'est pas mal : « Cherche chauffeur SPL + ADR citerne + FIMO + carte conducteur, pour longue distance, départ de Lyon, grande entreprise hollandaise. » Intéressant… et vous avez deviné de quelle couleur sont les Daf XF et CF. Je postule, et je suis bien vite convié à un entretien. Engagé. Le premier jour, je me présente à 10 heures au dépôt (grande banlieue de Lyon), et je suis vite plongé dans le bain. On ne perd pas de temps, ici ...



    Signature du contrat (CDD 6 mois, j'ai appris plus tard que c'était pour remplacer un chauffeur ayant perdu son permis après une nuit arrosée… bref, quand on est con…), Antonin, tu commences à 13h30, tu charges à Givors chez Total Carburants et Additifs, destination Dunkerque, la raffinerie Total.

     

    Pas mal. Le chargement se passe en effet sans problèmes, de même que la route, j'avance autant que possible. Je passe la nuit sans doute vers Reims, avant de « fermer les portes et les feux », de tirer les rideaux, et de passer ma première vraie nuit sur la route ! Un grand moment, que j'ai baptisé avec une canette de Cola… à défaut de champagne. Le lendemain, direction plein nord via la Picardie. Chemin des Dames, Moulin de Valmy… Tant d'hommes sont morts en nombre dans le coin. Paix à leurs âmes. Arrivée sans trop de problèmes sur Lille, puis Dunkerque. Je suis vite surpris par des clandés qui marchent le long de l'autoroute, mais ça va, ils ne sont pas nombreux (et en citerne plaquée en classe 3… je ne crains pas qu'ils ouvrent un dôme pour se foutre volontairement dans un liquide transporté à 60 °C.) Je me perds dans Fort-Mardyck, avant que des Biloutes locaux ne me disent que c'est à l'autre bout du polder, il faut faire demi tour et suivre le panneau « Total Pétrochimie » et j'y arriverai. Merci les ch'tiots pères, c'était ça le détail qu'on m'avait pas dit. Sympa les biloutes !

     

    Les mecs de Total m'attendaient comme le Messie, ils étaient à court du produit que j'amenais, un additif pour le gazole. Branchement d'azote sur la tête de chat de la citerne (le produit fige à l’air libre), vérification étanchéité, branchement du flexible aux deux extrémités, ouverture des vannes de la citerne, puis du pied de leur cuve, et ça part. Ça a été vite réglé, et j'ai pu passer la nuit sur le parking de l'usine, avec accès aux sanitaires. Le lendemain aux aurores, départ pour Anvers pour laver la citerne. Bien sûr, personne ne m'aura expliqué auparavant que sur le port d'Anvers, les « Haven » pairs sont de l'autre côté, à 5 km de ceux qui portent un numéro impair ... en gros, ce sont les numéros de « docks » signalant les usines, bases logistiques et autres, dont la station de lavage que je cherchais. Le jeu des devinettes commence, et va trouver un chauffeur francophone pour t'expliquer… bonne chance !



    Du coup, je lave vers 14h, je sors du lavage vers 15h, bon de lavage en main, je vire les plaques oranges et les fous dans le coffre du tracteur… Et je me dirige vers le rechargement : une usine à Rotterdam.

     

    Galère… et je ne parle pas un mot de néerlandais. Mais j'y arrive, trop tard pour charger ce soir (ce sera demain), et puis, camarade dispatch, si tu avais voulu que j'arrive plus vite, tu m'aurais expliqué, je peux pas être omniscient sur les Pays-Bas le troisième jour. Bref. Après une crevaison sur la semi repérée en cours de chargement et un dépannage par l'assistance locale… je repars. Bien évidemment, une fois rentré à ce qui leur sert de dépôt, je me ferai engueuler pour la crevaison, « c’est de ta faute », mais en fait non, j’en reparlerai plus tard, vous comprendrez par vous-mêmes.



    Et bien évidemment, encore plus fendard, une fois la semi garée devant l’atelier, ils ont remplacé le pneu neuf posé par les Hollandais… par un pneu encore plus pourri que l’ancien. Bizarre. Enfin bon. On ne changera pas les cons. Comment ça, je l’ai déjà dit ? Pardon, je radote. Mais des situations aberrantes à ce point me sont tellement tombées sur la gueule … que j’en ris aujourd’hui. Qu’ils aillent se faire *** !

     

    Les six mois du contrat seront plus ou moins à l'avenant, avec tantôt les Pays Bas ou la Belgique sous la neige (c'est très formateur), parfois un peu d'Italie, beaucoup de Normandie, quelques allers retours entre Grenoble et les Deux-Sèvres… et une mission mémorable en Espagne depuis Le Havre, pour laquelle tout le monde au bureau s'est bien gardé de me dire que les camions en ADR étaient formellement interdits sur les routes nationales Espagnoles. Autrement dit, et ceux qui font encore l'Espagne le savent, en ADR, restez sur l'autopista, de la frontière jusqu’à la sortie d’autoroute menant chez le client où ils livrent.


    Manque de pot, épuisé après un trajet Dreux => Montpellier la veille et un refus de douche chez Total sur l'A9 (je ne suis pas le premier à qui ça arrive...), je me suis littéralement écroulé sur ma couchette dans un centre routier Espagnol, le samedi après-midi, à Rosas, où j'étais d'ailleurs seul, alors j'en ai profité. Eh, pour ça aussi, je ne pouvais pas le deviner ! Bref, j'ai voyagé, d'octobre 2008 à mars 2009, jusqu'au point de non retour.

     

     

    Amis routiers, vous avez sans doute un poste à gazole réservé pour les camions de la boîte, sur le parc, ou bien vous allez chez un bougnat qui le fait à votre patron au bon tarif, ou encore, vous allez à l'AS24 sur votre chemin, comme 95 % des camionneurs, vous avez une ou deux de ces trois sources d’approvisionnement en GO. Pour nous, dans cette boîte, le « patron » prétendait et imposait l'idée qu'il fallait impérativement faire le plein dans les stations … Esso Express, automatiques, qui acceptent la carte DKV.



    A une nuance près : ce genre de station est toujours situé en plein centre ville. Je suis sérieux, allez faire le plein dans une station comme celle là avec une semi en plaques oranges, vous allez vous marrer deux secondes … Hors de question de dételer au milieu de nulle part, hors de question de tomber en rade, hors de question de faire le plein ailleurs, "tu as un réservoir de 500 litres, tu roules beaucoup, bah tu te démerdes, petit trou du cul, c'est moi le patron, et j'ai raison sur tout". Stations carrément pas adaptées pour laisser entrer (et surtout sortir) un ensemble routier de 40 tonnes sans dommages, en ville, « l'espace est cher ». Sûr de son obsession, ce mec nous imposait de partir en solo faire le gazole à la station, en ville, avant d'atteler la semi et de prendre la route … parce que le maire de la commune où était justement une de ces stations ainsi que le dépôt avait convenu une « tolérance » pour nos tracteurs en solo, pour faire le plein, quand bien même la traversée du patelin était interdite aux 7,5 tonnes. Ah dis Chérie ah joues moi en… Du pipeau, pas de la trompette chère à Pierre Bénichou !



    En mars, après une engueulade mémorable avec ce capitaliste de malheur (plus préoccupé par son SUV de luxe et son putain de jet-ski que par autre chose, un sac de sable comme on les déteste) chez cette agence locale de la grande boîte hollandaise, j'ai chargé à Voreppe, de l'additif pour colles à papier, pour une usine quelque part vers Remiremont.


    Bon, aucun souci, mais, je savais pertinemment que j'allais finir par poser l'ensemble en vrac sur le parking de la boîte, en fourrant mes affaires dans ma voiture, et en mettant les voiles aussi vite que possible, loin de ce furieux, de son chef d'atelier qui ne savait que dire « les jeunes chauffeurs cassent tout, de toute façon ». Car le support de leur putain de Transics ("ordinateur de bord" servant à pister le chauffeur et à lui rappeler son boulot) avait lâché sur mon camion, actionnant le coupe-batteries intérieur du tracteur dans sa chute de misérable morceau de plastique, en plein sur l’A47, sur la rocade merdique de Saint-Étienne. Sinon c’est pas marrant. Sans parler des clous de charpentier disséminés sous les graviers du parking (vous comprenez pour les crevaisons ?) Donc, j'ai mené ma mission, en sortant de l'A31 à Bulgnéville-Contrexéville pour aller faire un peu de « camion-tourisme » dans les Vosges, coupant à travers les collines, prenant un café-croissant maison dans un bar tenu par une mémé adorable et son fiston, pour arriver dans une papeterie industrielle, où les mecs étaient bien sympa et m'ont payé le café. Vidange au compresseur, ça a été propre, simple au possible et rapide.

    Au retour, et dès que je me suis retrouvé sur l'autoroute Nancy - Lyon, le Transics a sonné. Saloperie de fil à la patte. Au bout du fil, mon dispatch, qui m'ordonnait de rentrer au plus vite. Sauf qu'il ne me restait plus que trois heures de conduite pour la soirée, et que j'avais déjà roulé le samedi précédent, donc il était hors de question de brûler le chrono pour rentrer. Surtout en période de vacances scolaires. J'ai protesté, puis j'ai fini par dire que tant pis, je passerai le week-end à compter de ce soir (c'était un vendredi) au centre routier de Langres, et que je leur ramènerai l'ensemble lundi en cours de matinée, ni plus ni moins. Le patron m'a appelé à son tour, et là, j'ai littéralement hurlé que je ne changerai pas de plan en ce qui concerne mon retour. Et ce fut à mon tour d’appuyer sur le téléphone rouge. Ce n’est pas le seul privilège de certains.



    J'ai donc passé mon week-end à Langres, en Haute Marne, en cette fin mars 2009. J'ai arrêté le camion, mis le tout en sécurité, et, ni plus ni moins, actionné le coupe-batteries pour faire taire ce putain de Transics. Le centre routier était au milieu de nulle part, à 5 kilomètres du centre ville… Donc, après avoir installé mon ensemble (bien seul, à part deux Polonais) sur l'immense parking, une douche chaude (quel délice) et avoir commandé un bon repas au restaurant, je me suis enfin laissé tomber sur la couchette du Daf XF… et je ne me sentais pas plus mal.

     

    Le lendemain matin, après avoir écouté les nouvelles à la radio et tapé la discute avec le vigile (un peu bourru mais bien sympa), j'ai décidé d'aller faire un tour en ville. Vous vous en doutez, inutile, dangereux et interdit de décrocher le Daf pour aller acheter deux paquets de clopes et un bouquin de poche !

     

    Donc, je me suis posté au premier rond-point, et j'ai tendu le pouce. Dix minutes plus tard, arrive mon sauveur, qui me déposera en plein centre ville, du côté sud des remparts, sans doute une fantaisie de Vauban, d’ailleurs (si vous connaissez Langres … n’importe comment, des fortifications de Vauban, il y en a une chiée plus 12 partout en France).



    J'ai donc fait ce que j'avais à faire, trouvé deux trois trucs à acheter, et j'ai remballé, demi tour. Et j'ai à nouveau tendu le pouce sur la route du centre routier. Là, j'ai attendu une demi heure dans le froid, avant qu'une famille dans une vieille 405 ne choisisse de s'arrêter. Je les ai remerciés du fond du cœur quand ils m'ont déposé à la grille du centre routier. Quand tu es dans le besoin comme ça, ce sont souvent les plus humbles qui te fournissent une solution à ton problème. Si ils lisent ces lignes, merci à eux !

     

    Le dimanche a été particulièrement gris, froid et morose, quand bien même ma mère me rassurait par SMS. Merci Maman, je sais que tu t'inquiètes pour moi, je rentre demain. Bon, pas trop d'occupations, alors j'ai pris l'ordinateur portable et je suis allé voir s'il y avait du Wifi. Gagné, c'est connecté et gratuit. Le vigile vient me voir « Et qu'est-ce qu'y dit ? »



    Ça a engagé la conversation. Je lui disais que j'allais quitter cette boîte, que je pensais venir m'installer non loin d'ici pour trouver une vieille baraque et un poste de chauffeur en local… Bref, nous avons passé la journée à discuter, de tout et de rien, c'était sympa. Le brave vigile n'avait semble-t-il pas grand-chose à surveiller à part mon camion… Mais bon, ça a passé le temps, un peu de chaleur humaine, d’humanité au sens propre, même sous une carapace de vigile un peu « brut de décoffrage » qui s’ennuyait, ça fait toujours plaisir. Ça rassure, et ça casse les préjugés, même !

     

    Le lundi matin, après avoir validé ma coupure de plus de 48 heures et avalé trois barres de céréales plus un café, je suis parti de Langres à l'heure des hiboux (02 h 00 du mat') vers le dépôt. A ce moment là, j'ai vraiment compris que jusqu'à maintenant, je n'étais tombé que dans les boîtes les plus miteuses, corrompues ou mal tenues. Qu'ils aillent se ***, je trouverai autre chose, quitte à conduire une benne à ordures ou un camion d'assainissement, au moins on me cassera moins les valseuses et je serai chaque soir à la maison.

     

    Comme prévu, je leur ai laissé l'ensemble EN VRAC dans la cour, je n'ai fait que récupérer mes affaires perso, remettre les lettres de voiture dans le casier, et afficher l'ancien contenu de la citerne sur le tableau dédié à cet effet.



    Une semaine plus tard, le patron est enfin d'humeur pour me recevoir à nouveau. La discussion est animée, il me menace personnellement, et je campe sur mes positions, sachant ce que j'ai à faire... et pas lui, il est juste gérant, il n'a jamais conduit un camion. Le sac de sable parfait, je vous le disais.



    Je ne veux pas démissionner, il ne veut pas me licencier, donc je me lève et je lui dis « Bon, alors voilà. Rupture conventionnelle et tout le monde est content. Je ne vais pas me faire un ulcère ou pire pour vos méthodes aberrantes. Et quant à l'état de saleté de mon tracteur : si vous me laissiez rentrer plus souvent le vendredi après midi, je pourrai régler ça… vu que le samedi après midi quand je rentre, ou plutôt quand vous me faites rentrer, le hangar est fermé, donc le nettoyeur haute pression est inaccessible. A vous de voir. » Puis j'ai claqué la porte, et je suis parti définitivement.

     

    Mon médecin généraliste m'a mis en arrêt pour un mois, voyant bien que j'allais mal, à la limite du burn-out selon elle. Mais ce n'était que le début de ce qui allait amener ma maladie… bien évidemment, un échec professionnel n’aide pas à conserver un moral optimal, peut perturber le raisonnement, les idées, l’idéal de vie, et la concrétisation d’un rêve depuis trop longtemps resté à l’état de projet.

     

     

    Pour l'instant, à la fin de l'hiver 2008/2009, je n'en suis pas encore là. Je crois encore en mes chances, et je pense cette fois à changer de région. Fasciné par la beauté, le calme, et les curiosités du centre de la France, j'ai décidé d'aller chercher du boulot, une fois apaisé et en meilleure forme, dans cette région. Et ce sur un axe allant d'Orléans à Cahors, plus ou moins. Je préparais donc la mission, mes affaires perso pour quinze jours, mon PC portable pour avoir accès à Internet depuis un hôtel, et une pile de CV dans une pochette. Ainsi, étant parti aux aurores de Grenoble avec ma brave SEAT Ibiza de l'époque, j'étais prêt à bouffer du macadam pour un nouveau contrat.

     

    L'objectif initial était un transporteur faisant du camion-remorque auto-porté du côté de Vendôme (pas de nom …) J'arrive, bien habillé, vers 13h00 sur les lieux, rendez vous dans une heure, il fait beau temps par ici, allez hop. Je dézingue vite fait deux sandwiches et une bouteille d'eau achetés au Super U. Puis, une clope, un chewing-gum, et en avant pour l'entretien. Je suis bien accueilli par le DRH, qui me laisse me présenter, puis me présente la société et ses activités… Ça augure du bon… Tout semble bien se passer avant qu'il ne me dise « Mais, entre nous, vous venez de Grenoble, vous ne vous plairez jamais ici... » J'ai sursauté sur la chaise, puis senti l'afflux sanguin dans mes oreilles, ce qui est chez moi signe d'énervement. Et pourquoi donc ? Je ne vois pas ce qui me déplairait ici… Finalement, pour ce seul argument à la con, je ne suis pas embauché. Allez le croire ou non, le rideau est tombé au bout de 20 minutes d'entretien, alors que j'avais plus ou moins 730 bornes dans les pattes depuis le matin.

     

    Et, j'ai appris plus tard que ce transporteur avait cette spécialité (faire venir des gens de loin pour … que dalle) dans ses pratiques de recrutement … Vraiment lamentable. Donc, j'ai repris la route, vers le Berry et le Limousin, j’ai quitté ma tenue « propre » pour passer en mode « treillis, rangers, tee-shirt Metal ». Et le soir venu, j'ai trouvé un bon hôtel à Argenton-sur-Creuse. J'y ai passé la nuit, tranquillement, et je suis reparti au matin pour le Limousin.

     

    Cette région m'a tout de suite plu, par ses paysages, par sa faune (ce n'est pas rare, dans certains coins, de voir un chevreuil ou un faisan passer en vitesse devant son véhicule…), alors j'y ai déposé des CV. Notamment sur Guéret, on ne sait jamais. Puis, j'ai pris la direction de Limoges, où je me suis posé quatre jours dans un petit hôtel sympa, place d'Aine pour ceux qui connaissent. Un peu de repos. Et un bon DVD, acheté à la FNAC : un film avec des Vikings. Ensuite, un peu de recherche d'emploi et de noms de boîtes… Je crois que sur le bassin de Limoges, je les ai toutes faites, ou pas loin. Et, bien souvent, on m'a dit « Désolé, c'est la crise, on dégraisse plutôt, ces temps ci... » Au moins, c'est honnête, poli et clair. Ensuite, je suis parti sur Brive-la-Gaillarde, et j'y ai aussi déposé quelques CV. Notamment dans une société de transports spécialisée en déménagements, transferts industriels et navettes Poste (pas de nom… mais ils sont connus). Puis, c'est le moment du retour, donc via Tulle, Clermont-Ferrand et Lyon, par l’A89.



    Pour vous dire, il ne s'est pas passé 5 jours après mon arrivée sur Grenoble, pour que le téléphone sonne. Au bout du fil, le responsable de l'agence de la société faisant des déménagements. Il m'explique qu'il a un chauffeur à remplacer, mais pas en déménagement, en citerne pétrolière. Et il me propose un CDD de mai à septembre. Génial. Je pars donc 15 jours plus tard sur Brive-la-Gaillarde, et, après quelques galères pour avoir trouvé un logement (le FJT local était hors de prix, et personne ne voulait me louer un meublé, pas même une chambre, bah tiens donc, si t'as pas un CDI, tu peux aussi bien gagner 2000 boules chaque mois, tu crèves à la rue…) Donc, je suis allé au dernier endroit valable, à savoir un hôtel vieillot qui faisait aussi restaurant/bar, sur le cours Jean Jaurès, à Brive.



    Dans les quelques jours après l'installation sur place, j'ai commencé à travailler, évidemment : je suis tout d'abord parti en double avec un collègue pour apprendre le truc (je n'ai jamais fait de pétrolier, mais j'apprends vite), OK pour les plans de chargement, OK pour la lettre de voiture, ça va, c'est à ma portée.

     

    Je me retrouve vite au volant d'un magnifique Scania R420 petite cabine (la grande tradition des citerniers : avoir un tracteur peu puissant et une petite cabine…) Et en avant pour la France, ou ce qu’il en reste. Surtout ce qu’il en reste. Évidemment, l'itinéraire pour aller charger à Bordeaux (du moins dans la zone portuaire qui comprend deux dépôts pétroliers, un territoire mal signalé et immense) est plutôt ésotérique. Jugez plutôt. Il faut sortir avant le péage pour traverser Libourne par l’ancienne route nationale 89, puis bifurquer et traverser un pont, et enfin obliquer vers l'ouest pour rejoindre l'A10 et la prendre vers le sud pour sortir un peu plus loin… et se retrouver dans la fameuse zone portuaire.



    Enfin bon, la CIBI (radio encore utilisée par certains routiers) se rend utile la fois où je me paume avec ma flèche « bleu-grise ».



    Il commence à faire chaud à Brive, les gens sont de plus en plus bizarres, voire paumés… Je me rends vite compte qu'en fait, l'hôtel où je suis loge aussi des SDF, dont un qui rentre un soir totalement déchiré et qui m'insulte en arabe parce que je ne lui ouvre pas la porte de l'hôtel. En même temps, il allait faire n'importe quoi à l'intérieur, alors je ne voulais pas être considéré comme responsable s'il y avait un drame… Bref, dans ces situations là, on pense à tout, surtout à sa peau… et à celle des autres clients.

     

    Et, comble du sublime, je suis sérieux ... l'hôtel en question sert aussi occasionnellement d'hôtel de passes : certains mecs en transit dans la ville en profitent pour aller se taper une belle dondon qui œuvre ici… Au bout de deux mois de nuits interrompues par les fêtes continues des voisins (dans la cour sur laquelle donne ma chambre) et par les grincements d'à côté où ça n'arrête pas de limer, je change d'hôtel, et je suis accueilli avec bonheur par une dame charmante, dans un tout autre cadre, un hôtel plutôt discret, mais clean, sympa, et surtout calme, avec une terrasse ombragée côté cour, le tout pas plus cher. Ouf. Donc, je déménage avec pertes et fracas, ça c'est fait.

     

    Du côté du boulot, c'est de pire en pire. J'ai notamment vécu un réveil pour rien. Dans le sens où, si l'ensemble qu'on m'avait confié pour le départ à 02h00 du mat' était bien sur le parc et les clés sous la calandre comme prévu, la remorque était dépourvue de son classeur de papiers, c’est à dire carte grise, assurance, certificats de conformité ADR/RTMD, certificat de jaugeage… Qui plus est, le matériel de sécurité pour le transport de carburants (bâche pour protéger les égouts, sable absorbant et pelle, deux extincteurs …) était manquant. Donc, rigolard mais baillant tout de même un peu, je poste un magnifique message avec une feuille arrachée à mon agenda sous l'essuie glace du tracteur : «  Désolé, mais les papiers de la citerne sont introuvables, j'en ai fait trois fois le tour, et il n'y a rien en terme de matériel de sécurité, ni extincteurs. Fallait vérifier avant. A plus tard, Antonin. »

     

    Eh bien je peux vous dire que mon portable a sonné dès 08h05 le matin, avec l'exploitant hors de lui au bout du fil. Pas la peine de t'énerver camarade, je ne pars pas avec un ensemble sur lequel les trois quarts des objets essentiels sont introuvables, ainsi que le classeur de papiers de la semi citerne. Un délire comme ça, c'est impossible, et c'est un motif de licenciement pour faute grave du chauffeur chez les bleus, chez GCA, BM, Brun, Fockedey ou Bertschi, s'il part quand même dans des conditions pareilles. Même s'il n'a pas d'accident ou d'incident en route... de toute façon, il ne sera pas autorisé à charger ou à livrer en plate-forme chimique. Et, le classeur de documents de la semi était … dans les bureaux, vous vous en doutez, fermés à l'heure où je devais partir : forcément, un renard ou un hibou n’avait pas la clé des bureaux. "Bienvenue dans le transport routier sous LSD ! Allez, montez la sono, la scène, les platines, tout ça ..."



    Rien à treuf’, j'attrape mon ordre de chargement, je sors les affaires de mon sac, et je pars comme une balle. C'est évidemment ce jour là, après le chargement (donc vers 14h environ) que je subis (je n'ai pas d'autre mot) un contrôle des cravatés de la DRE sur Bordeaux. Ils s'aperçoivent vite qu'il me manque la moitié du matos et me disent comme à un gamin « Vous n'auriez pas dû prendre la route... »

     

    A moi de leur répondre, la rage au cœur : « Ah bon ? Et vous croyez que mon patron aurait apprécié ? Je ne fais qu'une chose : mon job. Et je l'ai fait dans de bien meilleures conditions que ça. Alors maintenant, que faites vous ? Ce n'est pas moi qui ai enlevé le matériel de sécurité et les extincteurs, pour être dans l'illégalité de mon propre chef, ce sont les autres chauffeurs qui les piquent ! Bloquez le camion ici, ça m'est égal : au pire, je rentre en train ou en stop sur Brive-la-Gaillarde, quitte à arriver ce soir, je pose ma démission de cette boîte de guêpes soûles, et je rentre dans mes montagnes dans les 48 heures. » Finalement, ils m'ont laissé repartir…

     

    Faut croire (et je l'ai appris bien après) qu'une certaine forme de clientélisme, quand ce n'est pas de la corruption, règne dans certaines boîtes de transport routier. Je n'ai pas dit « toutes », juste « certaines ». Tant qu’il y a des gros intérêts et du pouvoir en jeu, les magouilles, la tyrannie des « petits chefs » et les conditions de travail dangereuses sont loi. C'était le cas dans celle-là, comme dans quelques autres.



    J'ai appris plus tard qu'un gendarme gradé ayant immobilisé un de leurs camions pour une infraction avait été… tout simplement muté à l'autre bout de la France, par un coup de fil du « vieux » à qui de droit. Pour ma part, après le contrôle, je suis rentré au dépôt à l'heure du berger, après ma livraison de carburant, et là, le patron me rejoint en courant. Explication de texte. « Je n'ai pas envie de mourir au volant d'une de vos épaves », lui dis-je. « Faut pas croire, Antonin : si vous crevez sur la route, personne parmi nous n'ira à votre enterrement. » Au moins, ça se passe de formalités administratives, et c'est clair comme de l'eau de roche sur leurs intentions.

     
    Un peu après, je crois, j'ai eu un tout autre problème : un soir, on m'assigne une semi pour le lendemain. On me dit « La semi est au fond du parc ». Vous le savez, amis chauffeurs : quand on vous propose un véhicule ou une semi qui est au fond du parc, en général, il y a anguille sous roche.

     

     

    Eh bien ça n'a pas loupé : sur la carte grise de la semi, les tampons de visite technique indiquaient « R » (donc « refusé avec interdiction de circuler ») pour l'avant dernier, et « Z » (?) pour le dernier. Une idée, vite… car c'est pas clair. Je chope mon portable et je téléphone à l'AFT, à Villette d'Anthon, pour parler à un formateur de conduite routière. Coup de bol, deux d'entre eux, des vieux briscards de la formation, sont encore dispos. Et celui qui prend mon appel ne sait hélas pas ce que signifie le Z sur l'étiquette de la dernière visite technique, pour la citerne. Il n'a même jamais vu ça en situation réelle ! Mais, il me confirme que c'est un plan qui pue à 100 lieues, pour lui, ça pourrait dire que la semi est réformée pour cause de vieillesse/mauvais état, et qu'elle devrait partir à la ferraille dans un délai donné. En tout cas, et ça il me l'a dit : c'est la lettre que la SNCF peint sur les wagons destinés à la ferraille. Ça a peut être un rapport, après tout, pour un cas comme pour l'autre, c'est du matériel roulant, ça doit répondre à des normes de sécurité, et ça a une durée de vie limitée, surtout les citernes.

     

    « Mais alors, je ne dois pas l'atteler et aller la charger demain, j'ai bien compris ! » lui dis-je. « Eh oui, car sinon, tu vas au devant des problèmes si jamais tu as un incident ou un accident, même non responsable ! Refuse cette semi sans autre forme de procès, et insiste pour en obtenir une autre, qui soit autorisée à rouler. » OK, c'est clair. Merci Mr le Formateur (il restera anonyme pour ce texte, mais il se reconnaîtra s'il parcourt ces lignes…) Je suis allé au bureau comme une balle, j'ai demandé une autre semi, ça a été fait dans les 10 minutes.

     

    Un jour caniculaire d'août 2009, j'ai eu la visite de mes parents et de mon frère sur Brive-la-Gaillarde. Comme il est relativement difficile de se garer en ville, je les ai rejoints à leur hôtel, en zone commerciale. On a été manger au Buffalo, je leur ai dit ce que j'avais sur le cœur, qu'ils me manquaient, que je me sentais putain de seul ici, et j'ai fondu en larmes. Ça peut faire bizarre, ou pitié, un grand gaillard comme moi (1m90, 140 kg d'amour, de Pagan Metal et de désillusions) qui a une crise de larmes.

     
    Mais pour eux, ça voulait tout dire. Ils m'ont dit : « Finis ce contrat, sois prudent, et reviens chez nous. »

     

     

    Les adieux ont été déchirants, et, bien plus tard (pendant mon hospitalisation en psychiatrie en 2010), ils me l'ont dit, « tu sais Tonin, on a vu que tu étais déjà mal sur Brive, ça se ressentait… donc c'est logique que tu en sois là ». Il est vrai que j'ai été en urgence à l'hôpital de Brive, que j'ai attendu 3 heures dans un bureau sans âme pour voir la psychiatre de garde, pour lui dire que je déprimais, que j'avais des crises d'angoisse parfois, et que je me sentais oppressé ici… Aujourd’hui, en 2017, j'ai envie de dire que tout ça me paraît à la fois tellement loin, et tellement irréel …



    Malgré tout ça, je faisais le boulot. Grâce aux Dieux, je dormais un peu mieux la nuit, et surtout, ils ont arrêté de me faire partir à l'heure des lucioles. De toute façon, si je partais à cette heure là, il devenait évident que j'arrivais à la file après tous les citerniers du sud-ouest, les mecs venant de La Rochelle à Hendaye et jusqu'à Agen, et nous autres Corréziens et Périgourdins, les Charentais et les gars du Lot. Ce qui fait beaucoup, beaucoup de camions qui viennent charger, pour seulement 10 postes de chargement en fonction. Un soir, je ne m'en souviens que partiellement, j'ai dû livrer un complet de gazole pour les transports René MADRIAS (j'aurai bien voulu y bosser d'ailleurs, du bon matos, j'ai déposé un CV…), et surprise, il se trouve que leurs cuves n'étaient pas assez… vides (!) pour que tout rentre. Un comble. Donc bon, je ne dis rien à personne, et j'attends. Après le passage et le ravitaillement en GO de cinq tracteurs, en tapant la causette avec leurs chauffeurs respectifs (plutôt cool les mecs, quoique aussi épuisés que moi), plus le tracteur de parc, je me dis qu'il y a au moins la place pour allez, 3000 litres, sans trop y croire. Tu parles.



    Si je vous dis que j'ai découché sur place, les flexibles en place mais les clapets de fond fermés (à court d'heures de conduite et d’amplitude par la grâce des bouchons, encore une fois), à 10 minutes de route de mon propre dépôt (les Corréziens confirmeront), vous aurez de la peine à me croire.

     

    Et pourtant, ce n'est qu'à 8h00 le lendemain que, les cuves offrant suffisamment de marge pour que je finisse, que je me suis barré de là. Quel métier… Ce matin là, tout le monde au dépôt a vu que je n’étais pas en état de conduire le jour même, donc, repos mérité, lessive, et surtout, douche. Une petite note de logique dans un univers inhumain, impersonnel, et implacable de pouvoir leur poussant au cul comme du duvet d’adolescent.

     

    Il devient nécessaire ici de faire une parenthèse sur les périodes de vacances scolaires. Comme mes collègues citerniers et moi empruntions l'A89 tous les jours de Brive à Bordeaux et retour, nous étions plus ou moins des « intrus » ou des « gêneurs » dans les migrations des touristes. Pendant un temps, ça a été sans gros soucis, quand bien même il est regrettable de voir des touristes passagers d'une voiture ou d’un camping-car, assis « à la place du mort », littéralement, le cul enfoncé dans le siège et les pieds sur la planche de bord, touchant le pare-brise.



    Bien, bon plan pour la bronzette, comme si ça ne pouvait pas attendre la plage. Et en cas de choc frontal, ça vous dit de passer au travers du pare-brise et de finir tétraplégique, ou en hachis parmentier ? Bien sûr, c'est un sort tout à fait enviable, excusez-moi pour le cynisme morbide. « La star du steak haché c’est Bigard ! »

     

    Autre chose, plus sérieux pour notre sécurité personnelle (et la leur) : les heures de travail et de pause des chauffeurs routiers étant réglementées, nous devons faire une pause de 45 min toutes les 4h30 de conduite (pause fractionnée au besoin, ça a sans doute changé depuis). Il se trouve que l'aire de repos avant la sortie pour Libourne, est celle où nous avions nos habitudes, ainsi que tant d'autres camarades en mille-pattes, des miledious du coin comme des lointains (bien souvent en plaques oranges…) Et, il est terrible de voir des touristes, couple et enfants, en voiture et caravane ou en camping-car, téléphoner, se griller des clopes, et préparer un barbecue… littéralement à 5 mètres d'un ensemble routier transportant près de 24 tonnes de butane compressé !

     

     

    Je vais me permettre d'être un peu bourrin : déjà, les voitures, caravanes, camping-cars n'ont aucun droit de se garer sur les emplacements des PL. Il manque déjà tant d'emplacements sur les aires de repos en France, c'est pas la peine de venir nous les piquer « parce que c'est plus pratique pour manœuvrer ». Manque de pot, nous autres chauffeurs, ne sommes pas dupes : nous savons très bien que vous, « touristes dans votre bon droit », n'avez rien à foutre de la congrégation de « pue le gazole » que nous représentons. Et pourtant… C'étaient Bibi et ses copains qui vous amenaient le gazole pour votre monospace ou l'essence pour le scooter que vous emmenez sur la remorque du camping-car, pendant toutes ces vacances que vous avez passées au Cap Ferret, à Sigean ou à Rocamadour.



    Non contents de faire imposer par votre omniprésence sur les autobahns des interdictions de circulation aberrantes aux PL (plaques oranges ou pas, même combat camarade, passe le weekend à 20 bornes de chez toi), vous jouez au con avec la sécurité et le bon sens, en téléphonant, grillant une clope, ou préparant un barbecue littéralement au flanc d'une citerne de gaz, et non loin d'un citernier bourré d'essence ? Mais vous vous prenez pour qui ? Des trompe-la-mort ? Des irresponsables ? Des abrutis finis ? Nous, on bosse, on roule pour vous, on est des pros de la route, et maintenant, les interdictions locales de traversée nous cantonnent sur les autoroutes. Si vous trouvez les tracteurs de nos amis paysans plus poétiques, libre à vous de prendre la nationale, ça vous épargnera le péage !



    Ce jour là, j'ai dû aller prévenir le citernier transportant le gaz, je l'ai vite repéré grâce au tee shirt de sa boîte, et il m'a remercié avant de courir comme un dératé pour s'expliquer entre bonhommes avec ces abrutis irresponsables de touristes. 
    A sa place, j'aurai versé ma bouteille de flotte dans leur putain de barbecue et j'aurai intimé l'ordre à mes bottes en 47 fillette de frapper "ousque" le dos perd son nom, de façon sereine et précise, un endroit où ça fait réfléchir.

     

    Mais bien évidemment, les « touristes dans leur bon droit » me rétorqueront qu’ils vont en vacances où ils veulent, c’est à dire au même endroit, et tous en même temps. Il est bien évident que La Grande Motte, Argelès-sur-Mer, Royan, ça a plus d’intérêt pour ces moutons-là que partir en divagation dans une ville au long passé culturel (Montmorillon), au passé industriel pourvoyeur de musées très bien faits (Alès, La Motte d’Aveillans, ou encore un « carreau » mythique converti en musée chez nos amis Ch’timis) ou dans une région sauvage et peu fréquentée l’été (le Trièves, la Haute Loire, le plateau de Millevaches, la Margeride, le Berry… Ah mais « la rivière est trop froide pour qu’on s’y baigne ».)

     

     

    [Vous comprendrez donc, chers amis, chers anciens collègues, que non seulement je n’ai aucun intérêt ni aucune envie de suivre le troupeau dans ses lieux de pâturages habituels, encore moins quelconque envie ou intérêt à accepter « leur » culture et « leur » peur de tout passant habituellement par l’écran animé de cette lanterne à conneries … surtout quand ils s’imaginent payer la redevance pour toute chaîne privée ou pour la chaîne de l’autre débile qui sort son poireau en direct. Desproges, Choron, Coluche, Gotlib, revenez parmi nous ...]

     

    Au mois de septembre, il me semble, j'ai été arrêté sur la route. Contrôle. Pas la Gendarmerie, ni la DRE. La police nationale, de Tulle. Eux aussi se sont rendus compte de la véritable misère que moi et certains de mes collègues vivaient dans cette boîte de tarés. Ils m'ont proposé de venir un jour, pour porter plainte, notamment pour « non-respect de la réglementation du transport routier de matières dangereuses », « mise en danger de la vie d'autrui », « incitation à la pratique d'infractions routières », des choses comme ça, je ne me souviens plus très bien. Ma déposition a fait près de trois pages, il y en avait à raconter. Mais, bien évidemment… ça n'a servi à rien du tout, un petit pot de vin aux flics, « ni vu ni connu j't'embrouille, le Tonin des Alpes est un connard de mytho d'étranger qu'est même pas d'chez nous », alors bon, on oublie.

     

    Comment voulez-vous faire confiance à qui que ce soit, votre patron, les flics, vos collègues qui, pour oublier leur désespoir, en sont au point de descendre deux bouteilles de gros rouge chacun, au volant, en revenant d'un 80 mètres cubes de déménagement depuis Toulouse… Alors, à ce moment là, je n'y croyais plus. J'avais toujours mes idées arrêtées sur la vie que je voulais mener, et je savais que si je continuais en CDI dans cette boîte, j'allais à la mort, pour une raison ou pour une autre, psychique ou physique.



    J'avais même écrit mon testament et mes dernières volontés sur mon ordinateur, dans un document texte, sur le bureau de Mac OS X. J'en étais là. Une sorte de Viking routier, n'attendant que la mort au combat et le Walhalla, pour dîner chaque soir à la table des Dieux. Extrême, je sais, mais dans ces situations là, on psychote facilement, et ça n'a pas aidé pour la suite.

     

    La date du 30 septembre 2009 arrivait à grands pas, c'était la délivrance, la fin du contrat. Alors, vu qu'ils étaient de plus en plus chiants avec moi… un collègue adorable qui voulait aussi se barrer m'a donné de petits conseils. Pour les faire chier jusqu’au bout, les dispatches, le patron, un « fini à la pisse » local qui se foutait de moi parce que j'étais de Grenoble ... Bah oui, la France a aussi ses « rednecks », imbibés de fierté régionale, de foie viticole, et de Front national, « et ils nous volent notre travail ! »

     

    Le collègue, donc, m’a dit exactement ceci. « Tonin, te fais pas chier, ne prends jamais la nationale entre Terrasson et l'entrée suivante de l'A89, non seulement c'est interdit, mais fais les banquer en péage… Et, tiens, il paraît que demain tu montes à Ussel. » Je réponds « Oui, c'est vrai, chez un transporteur pour un complet de GO, je crois. » Là, il m'a dit « Tu sais quoi ? Ils t'ont pourri depuis que tu es arrivé là, alors prends l'autoroute, ne monte pas par la nationale, tu seras rentré et au lit plus vite. » Merci Philippe, t'étais bien sympa, je t'appréciais bien. Maintenant, tu roules peut être ailleurs, ou tu as laissé tomber le cerceau. Le destin nous fera nous croiser à nouveau…

     

    30 septembre 2009 au soir, c'est terminé. Ouf, soulagement, gros soupir. J'ai rendu mes disques, j'ai dit au revoir aux collègues les plus sympa, et fusillé les autres du regard. Dans ce genre de situation, on ne peut que résister, ou subir. Ai-je fait le bon choix ? Aujourd'hui encore, à la composition de ce long texte, je me le demande, j’y repense, et j’essaie d’oublier, sans pardonner pour autant.



    Alors, que faire… J'avais le projet carrément barré, libertaire, et putain de marginal, à l'époque, de me trouver un vieux camping-car ou un fourgon aménagé pouvant contenir mon grand gabarit, mes affaires, une réserve d'eau, des WC d'appoint et ma bouffe, et de partir sur les routes, en nomade. Avant toute chose, je suis monté dans la Creuse, chez des « amis » qui mélangeaient allègrement idéologie post-hippie, aides sociales, retour à la bougie, repas bio et ch*** dans la sciure. A l'époque, ce genre de trucs m'intéressait, malgré la pollution qui était due à mon métier. Là aussi, je me suis engagé dans une voie à ne pas suivre… Car, quand en octobre 2009, je me suis enfin acheté mon vieux camping-car, mon rêve sur roues, ils m'ont pour ainsi dire foutu dehors. Ouverture d'esprit, vous dites ? Non, connerie à roulettes idéologique et potentiellement sectaire. Mais, même ça, c'est devenu "à la mode", eh oui, même sur les chaînes privées de la TNT. Allez comprendre.



    J'ai vite abandonné ces idées débiles, puis je me suis trouvé un point de chute, un foyer social… car le Bedford (mon camping-car) avait beau me protéger de la pluie, il était très mal isolé, sans chauffage, sans douche/WC, et l'hiver arrivait. Vu que j'avais du temps devant moi, j'ai décidé d'aller faire un saut à Grenoble (avec mon antiquité sur roues) pour voir les miens. Quatre jours plus tard, le téléphone tinte : je suis embauché chez les transports ***, quelque part dans l'ouest de la Creuse. Spécialité : pétrolier, surtout complets fioul et gazole. Excellent.



    Sauf que voilà, c'était la misère. Tracteurs IVECO Eurotech hors d'âge, le mien avait la cabine, les rideaux et la couchette maculés de bitume... Ça puait la mort là dedans, car l'ancien chauffeur avait laissé de la bouffe qui a pourri… miam miam ! Pour les citernes, les vannes de fond de cuves à câbles, et non pneumatiques, ça vous dit quelque chose sur le millésime des épaves ?

     

    Sur le parc de l'entreprise, deux dobermans qui pouvaient vous laisser tranquille comme vous réduire en charpie, selon leur humeur, et celle du maître des lieux, un acariâtre et intolérant « Creusois de souche », bref, du bonheur en barres. Le plus marrant était finalement, je dirais, l'expédition pour aller charger à La Rochelle (Lagord). Je me disais que, vu la traversée de Mézières-sous-Issoire interdite aux 19 tonnes, on pouvait prendre Poitiers par Bellac, puis direction La Rochelle par autoroute. Penses-tu ! C'est que le Creusois de souche sait tout mieux que tout le monde, et surtout, a des oursins dans les poches, au détriment du bon sens et de la sécurité ADR, bien sûr.



    Alors voilà ce qu'on faisait. Départ du parc à minuit, 1200 tours/min maximum pour les moteurs pendant 20 km, direction Bellac puis Poitiers, mais, on tourne à gauche à tel endroit, pour traverser des patelins improbables, sur des chemins d'écoliers. La route était à peine plus large que l'ensemble, allez rouler rien qu'à 60 en porteur 19 tonnes dessus. Et je peux vous dire que j'étais content quand on rejoignait enfin une meilleure route. Après, évidemment, selon le vieux, c'était pas « le salaire de la peur ». Bah non, dans le bouquin et le film… les mecs étaient mieux payés que nous ! Quant à ses réflexions et engueulades, elles ont longtemps hanté mes cauchemars. Je le vois encore, me disant « Quand t'auras fini de chier, je viendrais te torcher le cul » ou « tu es un voleur, et un profiteur ». Un voleur, de quoi donc ? Non mais attendez, le Bedford tourne à l’essence, aucun camion de la boîte ne revenait chargé en essence au dépôt, alors il me suspectait de lui voler du gazole … pour le revendre en jerrycans sur Leboncoin ?



    Ouais, alors voilà ce que je lui ai envoyé dans la gueule le dernier jour : « Alors, pour mon cul, vas y avec ta grande gueule, ça sera plus efficace », et « Mon camping-car, je n'ai demandé de l'argent à personne pour l'acheter, ni pour faire le plein, ni pour l'entretenir. Et je me barre quand je veux, toutes mes affaires sont dedans. Alors continue à me traiter de profiteur et tu auras une surprise, vieux débris ! » Bizarrement, là, il n'a plus rien dit, sans doute estomaqué par ma réponse cinglante, et par ma rébellion ouverte.


    Sa femme a pris les devants et a énoncé « Personne dans la Creuse ne veut de toi, alors barre-toi. » Étranger dans mon propre pays. Pire qu’un migrant, actuellement. Malgré ma CNI Française, malgré (sans doute) 5 générations de Français dans ma famille.

     

    Mon nom ne sonne pas du tout Creusois (ou consanguin ?), ça doit être ça. Je pensais que les « gens respectables et travailleurs » comme eux (ils se définissaient ainsi) ne parlaient comme ça qu'aux migrants, ou aux pestiférés. Eh bien, pour eux, j'étais encore moins humain que le migrant le plus miséreux du département … Je suis retourné au foyer où j'avais une chambre, j'ai dit que je partais, j'ai voulu régler ce que j'avais à payer, la secrétaire m'a dit « J'ai pas que ça à foutre » sans lever les yeux de son PC. Et BIM, BIENVENUE DANS LA CREUSE ! Putain, si j'avais su …



    [Depuis le temps, ce vieux rageur est mort, une maigre consolation, ça en fait toujours un de moins dans son genre. Et je n’ai pas pleuré quand je l’ai lu dans le journal local. J’ai même eu une pique tout à fait cynique et vengeresse envers le cadavre, eh oui, on se console bien comme on peut ...]



    Après tout ça, j'ai foutu mes affaires dans le Bed', j'ai fait le plein d'essence, j'ai vérifié la mécanique, l'huile, le refroidissement, les courroies et les pneus… Et je suis rentré dans mes montagnes. Je m'étais planté de région. J'avais un véhicule âgé de 32 ans, en état à peu près correct, mais ma famille ne l'a que moyennement accepté… Je me suis aussitôt mis à chercher du boulot, à vrai dire, j'avais surtout envie d'oublier toutes ces aventures en Limousin. Thor, Odin, donnez moi la force… Je ne sais combien de fois, à la tombée du jour, j'ai invoqué tous les Dieux du Nord.



    Et, un matin, leur réponse est venue. Par l'appel d'Orèl, une amie de toujours, une fille « avec des couilles », petite mais caractère de bonhomme, et tekno-Traveller depuis des années. Elle vit en camping-car depuis des années, et après avoir fait des saisons en viticulture, arboriculture, stations de ski, elle est devenue chauffeur poids lourd. Une de mes amies les plus fidèles. Une fille extraordinaire.
     « Mon Troll, j'ai un truc pour toi, tu es dans le coin ? Alors voilà, la blanchisserie où je bosse a besoin d'un chauffeur avec de l'expérience en conditions de conduite dégradées, si ça te dit, tu te présentes à telle adresse avec un CV et une LM, tenue impeccable, bien rasé bien propre, et à toi de faire ! » 


    En avant, je m'y précipite, ça n'est pas loin. Je suis aussitôt reçu par le chef des tournées, Gilbert, et son adjoint, Patrick, deux mecs en or, une bonne poignée de main, le cœur sur la main et le conseil quand il faut. Entretien de 30 minutes, « Ah, vous avez quand même conduit en Limousin, c'est montagneux par là bas ! Et en citerne en plus, vous devez être sacrément prudent... » A vrai dire, depuis tant de temps, je n'avais plus touché à un simple 12 ou 19 tonnes en fourgon. L'occasion était rêvée, mon prédécesseur avait eu une crise de panique suite à une panne de freins sur la route, et avait jeté l'éponge, ça peut se comprendre.



    « Antonin, vous êtes engagé jusqu'au 26 avril prochain, signez ici ! » Le plan parfait, et pour une fois, ce sera une expérience comme j'en aurai rarement vécu. La mission était toute simple : arriver à 5 heures au dépôt, l'heure où toutes les tournées sont prêtes. Charger son camion au hayon, chariots de linge propre, draps et serviettes de toilette pour l'hôtellerie de montagne. Chaque roll pouvait peser jusqu'à 150 kg, miledieu ça fait les muscles ! Une fois tout sanglé (essentiel, pour que ça reste stable), on part les uns à la suite des autres, et, pour ma première fois, je pars évidemment avec Orèl, destination : une station de ski en Tarentaise !



    Arrêt inévitable au gazole à la BP, finalement, nous étions ses plus gros clients (en même temps !), et plein nord par l'autoroute ! Du bon boulot comme je l'aimais. Évidemment, parfois, il y a eu des ennuis. Comme un hayon bloqué à Vars par exemple… ou 10 tonnes de linge à embarquer à Valloire sur le coup de 19h, par une caillante pas possible, mais on est restés solides, et droits dans nos bottes. J'en ai passé, des Lautaret sous le blizzard, des Bayard pour cause de fermeture du Lautaret, et même le col de Lus, le jour où les deux autres étaient impraticables pour les camions !

     

     

    Ce jour là, évidemment, je suis arrivé au dépôt à 21h, amplitude cramée, et sur les rotules, mais bien vivant, et le camtard en bon état, le chef était ravi de me voir arriver, et m'a dit : « Tonin, tu sors ton disque, c'est pas grave, c'est arrivé à tout le monde aujourd'hui, gare juste le camion comme il faut, on le videra demain ! » C'est rassurant, et valorisant, de savoir que le chef s'inquiète pour ta tronche ! En tout cas, c'était la première boîte où je ressentais ça dans la parole du chef. Si vous me lisez, Gilbert, Patrick, je ne vous ai pas oubliés. Vous êtes excellents !



    Inévitablement, la saison de ski allait peu à peu vers sa fin, et nos contrats saisonniers aussi : alors, ne restaient plus au dépôt que les mecs en CDI, eux livraient les tournées vêtements, hygiène, fontaines à eau… (bon, vous avez reconnu la maison, c'est bien ELIS, et c'est une bonne boîte) Donc, ayant anticipé ça, je me suis mis à chercher autre chose, pour pas rester sans rouler trop longtemps.



    Un jour, j'ai eu une réponse d'un grand groupe de transport, faisant surtout de la chimie et du pétrolier, mais pas que, ça se diversifiait chaque année un peu plus (Brun SAS). Entretien avec le grand patron, le moniteur sécurité et le responsable exploitation, ils voient que je suis tout jeune, un peu fébrile, alors, ils me rassurent et me dérident par des plaisanteries sympa. « Euh, le camping-car, c'est le vôtre ? Oui, un bel engin, vraiment rare ces temps ci… mais ce serait bien que vous le gariez de façon à partir en marche avant en cas d’urgence sur le parc, c'est l'habitude ici ! »



    Ça va, ils sont pro, polis et corrects. Réponse immédiate après un test de conduite : je suis engagé en CDI avec période d'essai d'un mois. Alors, je ne fais pas immédiatement de la citerne, disons que je fais surtout du plateau-grue : avec un vénérable FH12 320 et un plateau, je transbahute des éléments de grue (cabine, tour, contrepoids…) d'un site de stockage à un chantier, et inversement. C'est cool, et pas trop de kilomètres, ça me remet dans le bain de la semi. Car finalement, la semi, c'est comme le vélo : quand t'en as fait une fois, tu n'oublies jamais vraiment, ça te revient comme un réflexe.

     

    Angles morts, braquage, contre-braquage, bien prendre des repères (quitte à descendre voir), tout doucement, les warnings et les gyrophares s'il faut… Et c'est bon, tu es en place Tonin ! Allez, j'ai bientôt fini, je plie les sangles et c'est à toi. A tout à l’heure au dépôt, pour le café-croissant !



    Je fais aussi des palettes de sacs de ciment (Vicat), des parpaings, des tuiles (chargées à l'ouest de Lyon), des trucs du genre, pour des dépôts généralistes de matériaux de construction. Franchement, du boulot pour débutant ou presque, suffit de bien sangler, de contrôler/resserrer toutes les heures, et c'est impeccable. Il est évident que si tu n'as pas les sangles et les coins en plastique dans le coffre, tu n'es pas autorisé à charger ! Sécurité d'abord, et les chefs le disent toujours, c’est la règle d’or de la maison.



    Malheureusement, je tombe gravement malade fin juin 2010, soit quelques semaines après le début de mon contrat. Je suis hospitalisé  en psychiatrie pendant 45 jours, et encore aujourd'hui, je prends des médicaments.



    Ce n'était pas un burn-out classique, mon médecin généraliste a bien vu que c'était autre chose, et elle ne s'était pas trompée. Je suis schizophrène. Voilà qui va mettre un terme à ma courte carrière. Cependant, j'arrive encore à reprendre la route à partir de mars 2011, toujours chez Brun, à condition d'être honnête avec le boss sur la maladie, et de lui promettre de bien me faire suivre pour ça.



    OK. Je commence à faire des voyages plus longs, par exemple, un Grenoble => Bordeaux carrément génial en plateau-grue, je me suis régalé, quand bien même le FH avait beaucoup de mal dans les côtes de l'A89. J'ai mis le temps que j'ai mis, mais la mission était accomplie.



    J'ai aussi commencé à faire du HCL (Acide chlorhydrique), avec chargement à Pont de Claix, pour livrer un peu partout, notamment à Martigues. J'allais aussi en Suisse pour une usine de traitement des eaux, et, encore mieux, en Italie, via l'AFA (Autoroute Ferroviaire Alpine), le ferroutage franco-italien !

     

    Autrement dit, je prenais l'ensemble et le container chargé, et tous les documents, le plein de gazole ras la gueule, je partais pour Aiton (73) et je me pointais au contrôle, vérification, documents… Autorisation accordée, alors j'allais au parking d'attente. Là, comme j'avais un tracteur ancien sans suspension pneumatique, le « jockey » (tracteur de parc) embarquait le porte container, le foutait sur la plate-forme dédiée et réservée, et je me contentais de poser sagement le brave Volvo sur la plate-forme qu'il m'avait indiqué. Ensuite, et c'est marrant à voir : les plate-formes pivotent, se verrouillent, départ dans 30 minutes ! Un beau voyage de trois heures, à peu près, agréable et insolite.



    J’avais mon baladeur MP3 et du Metal, avec la vallée de la Maurienne qui défilait et l’arrivée en Italie, ça collait pas mal. J'arrivais à Orbassano (banlieue de Turin) le ventre plein par la grâce du repas (offert dans les frais !) réchauffé par le Steward italien (parlant un Français parfait), et, pour m'occuper un peu, je tapais aussi la discute avec des chauffeurs… Sénégalais, employés par des boîtes Italiennes. « Dumping social bonjour, ne quittez pas, nous allons prendre votre appel… »

     

    Quand on pense que l'un d'entre eux s'est tué au col de Larche en essayant de le descendre en semi-remorque sans ralentisseur électrique ni expérience de la conduite en montagne… Pauvres gars, j'ai de la peine pour eux.



    Hélas, les bonnes choses ont une fin… J'ai loupé, à cause de mes horaires de boulot, deux rendez-vous de suite chez mon psy'. Lequel appela la médecine du travail, et j'ai dû passer une visite médicale… Cette fois, vu ma maladie, et mon traitement, j'étais inapte à tout poste de sécurité (donc aux plaques oranges), et à la conduite d'un PL chez eux... Je pense que Brun voulait plus ou moins me foutre dehors de façon légale et concise du fait de ma maladie, ça leur faisait peur vu ce qu'on transportait (et ils ont le droit, surtout le devoir d'assurer la sécurité de tous si jamais je pète un câble en route), donc ils m'ont proposé un poste de mécano PL à Mulhouse. Évidemment, je n'ai pas le diplôme ni l'expérience correspondantes, donc… Licenciement pour inaptitude.

     

    Sortie de la maison, salué par mes anciens collègues, « courage Tonin, rétablis toi, et tu reviendras... », « Allez grand, trouve toi une place de messager en VL pendant quelques temps, ça ira bien aussi... », « A bientôt Saturnin, sois fort, on t'oubliera pas ! » m'a dit un mécano, qui m'adorait…



    Petit pincement au cœur, pour une fois… Mais chacun a fait ce qu'il avait à faire, et je leur donne parfois des nouvelles par téléphone. « Merci pour ces grands moments » !



    Ensuite ? Bah, je me suis plus ou moins mis en retrait du transport routier, quand bien même j'ai fait quelques missions intérim entre août et novembre 2011… J'ai testé les bouteilles de gaz en porteur, mais j'ai fini dans un état de fatigue incroyable au bout de quatre jours… Dommage, mais c'est ainsi. J'ai aussi fait un peu de navette nocturne, pour le compte de Graveleau (avalé par Dachser), et traction assurée par un transporteur du 38 basé sur Rives ou Charnècles (?), mais je ne me souviens plus lequel.



    C'était intéressant, je ne touchais pas à la marchandise (les caristes chargeaient et déchargeaient la semi), et il fallait juste que j'attelle après avoir fait le gazole, que je demande « Quantités limitées ? ADR au dessus du seuil ? » Selon la réponse du chef cariste, je pouvais rouler à 90 ou 80, sans ou avec plaques oranges à placer à l'avant et à l'arrière, ça je connaissais la règle. Ensuite, j'avais juste à attendre tranquillement l'heure du départ, puis en avant, tout tranquille pour sortir de la ZI du Fontanil, direction Lyon puis Dijon. Pour être plus rapide, je coupais par le grand contournement est, donc aéroport Saint-Exupéry et une partie de l'Ain jusqu'à Mionnay. Plein nord, puis sortir à Gevrey-Chambertin au milieu des vignes (à la vôtre, c'est ce que je disais quand je voyais un pinardier garé sur le bord !) puis traverser deux patelins déserts (j'arrivais vers 23h30…), m'annoncer à la grande plate forme, mettre à quai et dételer la semi au quai numéro 41… pour qu’ils la déchargent.



    Aller porter les documents au bureau, OK mon gars, mets toi en attente jusqu'à minuit 45 et reviens me voir, on te filera tout pour la semi que tu mèneras à Grenoble !

     

    Parfois, je tapais la discute avec d’autres chauffeurs, on s’entendait bien, café, clope, petits moments d’humanité, « Ah mais, tu es le remplaçant de Lapin ? » « Il me semble qu’il s’est cassé le poignet… quelle tuile pour lui ! » Le retour, simple et efficace, départ de Gevrey vers 1h30 du matin, envoyez le bouzin à 90 sur l'Autobahn sans croiser grand monde, éventuellement un arrêt toilettes et café-croissant dans une station-service en redescendant vers Grenoble…



    Mais je repartais rapidement, pas envie de me faire ouvrir la semi (qui était plombée), disons que tant qu'on peut éviter ! En général, j'avais 5 à 8 tonnes de fret, donc une semi fourgon deux essieux avec rideau suffisait amplement. Du petit boulot comme ça, j'avais un bon vieux FH16 420 ancienne génération il me semble, et je passais la nuit à écouter France Inter en regardant les étoiles, les nuages et la Lune faire leur ballet céleste. Un bonheur incroyable. Ça a duré 6 jours. Ensuite, "Lapin" est revenu de congé maladie, et ils ne m'ont plus rappelé… Dommage, j’adorais ce boulot.



    J'ai eu aussi un truc, une journée, chez les transports Gilles BOUILLOUD, un appel en urgence de l'intérim… Le rendez-vous était fixé à 13h à leur dépôt dans la zone indus' de St Martin le Vinoux, donc toujours sur la région de Grenoble. Je me retrouve là bas, grâce à ma Twingo (qui a entre-temps remplacé le Bedford), face à un Iveco STRALIS jaune pétant, flambant neuf, de toute beauté, et une semi fourgon trois essieux à rideau, en très bon état, tout en ordre.



    Alors, les mecs m'ont expliqué : on t'a chargé la semi de balles de papier et carton, c'est pour une usine de recyclage du côté de Lagnieu dans l'Ain, tu as l'adresse sur la lettre de voiture, tu te pointes là bas, c'est la seule usine du patelin… Ils vont te décharger, tu passes un coup de balai dans la semi… Et ensuite, tu fais deux ramasses sur Lagnieu et Saint-Vulbas, à livrer au Carrefour Market de Rives aussi rapidement que possible, ils t'attendront ! Eh bien, en avant ! Je mets ma carte dans le chrono, ça la lit, et ok, j'ai 9 heures de conduite devant moi. Largement suffisant !

     

    Je prends donc l'autoroute A43 vers Lyon, je fais un arrêt express pour acheter deux sandwichs (j'avais pas bouffé !) et une bouteille d'Orangina, et je sors à l'Isle d'Abeau.



    Plein nord, je repasse dans les coins où j'ai appris à conduire ces mastodontes… Le sommet de côte du Chaffard, tout ça… Nostalgie ! Je me retrouve bien vite à Lagnieu, et dans la zone industrielle, je trouve l'usine sans peine. Pas grand monde sur le quai, voire personne… Je me demande sur quel quai je dois aller. HUHU, vous êtes où ? Ah bah, un cariste se pointe. « Salut, tu viens de Grenoble ? Ouais, j'amène les balles de carton ! Ok, mets toi à quai ici, je vais te décharger, on était en pause, pas de souci ! » En 30 minutes et une petite signature plus tard, l'affaire était expédiée. Libéré, je repars vers Saint-Vulbas et les deux plate-formes. Gigantesques, et sortis de terre récemment, les entrepôts, je manque même de me paumer …



    Mais ça va, je trouve assez vite, et je m'annonce au premier point de ramasse. « Ok, mets toi au quai 31, tu vas charger ça ! » Le cariste, un jeune, est un peu stressé, alors je le rassure… un peu d'humour, ça le déride, c'est toujours ça !



    Un coup de griffe sur le bon d'enlèvement, et je suis parti pour ma seconde ramasse, sur une autre plate-forme. Que de l'épicerie et du non périssable, ça va bien, la semi fourgon est adaptée. Impeccable ! La seconde ramasse m'attend de pied ferme sur le quai. Je m'annonce (comme toujours), j'entre, je me mets à quai, et en 10 minutes, je suis bon. Vu le métrage de plancher occupé et l'idée du poids par palette, je pense avoir quelque chose comme 13 tonnes de came. La montée va être un peu dure, mais bon, on fera avec ! Un coup de griffe sur un papier, c'est bon, je pars !



    Il est vrai que le chef cariste de BOUILLOUD à St Martin le Vinoux m'a conseillé de sortir à la sortie Rives/Lac de Paladru, pour éviter les emmerdes, il dit que ça donne direct sur le Carrefour Market. Bon, je suis quand même en semi, alors méfiance… Je prends direction Rives-Centre, pas d'interdiction, pas de trafic, il est 18 heures environ. 
    Je descends sur du velours, la pente est un peu raide et les virages nombreux, mais finalement, j'arrive bel et bien à Rives, non loin de la gare, alors ça va très bien. 


    Carrefour Market à droite ! On y est ! J'analyse la situation, je m'arrête en warning sur le bas côté, puis je vais à l'accueil du magasin m'annoncer. La responsable des caisses me dit « Allez y par l'arrière, la première rue à gauche, ils vous attendent ! » et je décide de m'engager en marche avant dans la rue donnant accès à la cour du magasin.



    Je mets les warning par sécurité, pour dire que je vais manœuvrer, mais ça n'empêche pas des mecs pressés en voiture de me dépasser en klaxonnant comme des malades… Bah, qu'ils me laissent à ma place, et je les laisse là où ils sont ! Le portail de la cour est ouvert, je vois que j'ai largement assez de place pour la manœuvre. Et c'est là, en tant que chauffeur routier, que tu te dis : le mec qui a fait construire ça n'a jamais conduit, ni même été dans un camion ! Malgré tout, je me mets à quai en trois quatre manœuvres, je coupe le moteur, c'est bon, frein de parc, je chope les documents, et je descends voir les caristes.



    Faut quand même savoir que dans ce genre de magasins, les chefs de rayon (ils étaient deux, épicerie et alcools) ont la triple casquette de gérer le rayon et la réserve, et en même temps les livraisons ! Bonsoir, je viens vous livrer… au moins 13 tonnes d'épicerie et de liquides ! Ok, la doc est là, tu peux ouvrir le rideau… Rien n'a bougé. On se relaie à trois trans-palettes électriques pour décharger, et, ce qui doit arriver arrive, un pack de bière est pété après avoir ripé, les bouteilles fuient lamentablement… « Pas grave », dit le chef de rayon, « ça arrive souvent, vu comment sont foutues les palettes, c'est pas de ta faute, grand, ne t’inquiète pas ! »



    Alors ça va. Faut quand même emmener les palettes déchargées dans les allées du magasin (qui vient de fermer aux clients, il est 19 heures 30 passées…) et en moins d'une heure, c'est expédié. Signature sur la lettre de voiture, une réserve pour les bières perdues, tu es libre camarade ! Merci messieurs, au plaisir de vous voir, à bientôt ! (J'ai toujours aimé livrer, quand ça se passe comme ça !)


    Je redémarre, je sors et je récupère l'autoroute, autant éviter le centre ville de Rives qui m'effraie un peu… C'est la descente vers l'entrepôt des transports BOUILLOUD.


    Il est près de 20h30, je me présente au truc : « Ah, on est contents de te voir ! Tout s'est bien passé ? Oui, impeccable, pas de souci, ça va ! » « Bah écoute, merci mon gars, tu recevras ta paye d'ici quelques jours ! » Cool, ça fait toujours quelques euros en plus ! Et c'était une mission intéressante, sortant de mon ordinaire de citernier.



    Ensuite… J'ai entamé une nouvelle saison de blanchisserie sur les conseils d'Orèl, mais je n'ai tenu que jusqu'à la moitié du contrat… Arrêt de travail pour bronchite, grosse fatigue, insomnie chronique, douleurs musculaires et angoisses…



    C'est là que j'ai compris que je devais arrêter le transport routier en poids lourd. Pour raisons de santé, et de fatigue, sans compter les risques d'accident sur la route à cause de la somnolence causée par les médicaments, les effets sur les intestins… eh oui, c’est aussi ça, les maladies psy’.



    Ça fait mal au cœur, de se voir classé inapte au métier qu'on aime tellement, mais, râler ou se lamenter sur son sort n'y changera rien.


    Quant au nomadisme volontaire qui a été mien pendant quelques temps : maintenant, vu les séquelles de la maladie et la nécessité de voir un spécialiste, c'est tout à fait hors de propos. Alors, pour continuer à voyager aussi simplement que possible, j’ai opté pour une Ford Fiesta essence, et je me paierais bientôt un peu de matos de camping, peut-être inviter un copain ou une copine qui a le permis pour aller jusqu'aux frontières de l'Europe économique, et camper dans le dernier camping avant « le bout du monde » ! 

    J'aurais bien la volonté d'aller en Turquie, j'aimerais voir la Cappadoce et ses cheminées de fées, mais vu la situation en ce moment avec les fanatiques de tous bords, ça paraît mal barré. Le sud de l’Allemagne, et l’Autriche, ce sera déjà pas mal, d’ici quelques années, une fois le traitement diminué et les finances plus équilibrées.


    Appels de phares et petit coucou à tous ceux qui m’ont croisé ! Et, si un jour, vous croisez sur votre route un colosse à lunettes, portant un béret et se déplaçant dans une Ford Fiesta en écoutant du Metal… venez me voir. Un café, un peu d'amitié et de souvenirs… Et ça réchauffera les cœurs.

     

    Salut à tous les gars et toutes les filles qui roulent. La prudence à tous.

     

    - Krähvenn "Trollsson" Vargbroder, mercenaire Troll des Clans de l'Est, autrefois chauffeur routier... mais toujours envie de rouler.


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